Depuis des années prolifèrent
à Paris, sur les ponts, passerelles et grilles alentour des cadenas dont la clé
est jetée dans la Seine. Seul l’effondrement médiatisé d’une grille du pont des
Arts le 8 juin 2014 a suscité une molle réaction de l’exécutif parisien.
Alors que l’interdiction des
cadenas aurait été la solution la plus simple, la plus économique, la plus
esthétique et la plus efficace, Bruno Julliard, adjoint à la maire de Paris, annonçait
que la mairie continuerait à enlever et à remplacer régulièrement les grilles
des ponts concernés et que les touristes seraient incités, d’ici plusieurs
mois, à attester de leur amour dans l’espace public par d’autres moyens grâce à
la mise en place d’alternatives à la fois artistiques, solidaires et
écologiques, dont certaines pistes étaient dévoilées : des rubans de
couleurs, des fleurs, ou encore des messages projetés dans Paris (avec à la
clef un nouveau métier : sélectionneur de messages d’amour).
Depuis, les grilles ploient
les unes après les autres et le pont des Arts offre, en plus du spectacle désolant
d’une décharge de ferraille en plein air, celui de grilles arrachées, de planches
de bois recouvertes de tags et de barrières de chantier en tôle verte.
A la diversité de ces cloisonnements s’ajoutent désormais quelques panneaux de
verre dont la mairie de Paris expérimente la pose. Demain peut-être expérimentera-t-elle
la suppression des ponts, dès lors qu’elle lui permettra de sauver
l’essentiel : ne pas interdire les cadenas.
Car l’argument avancé pour
refuser une telle interdiction ne convainc guère : elle obligerait à déployer
chaque jour un fort dispositif policier. Il est vrai que celle des crottes de
chien ou des graffitis implique, sur chaque trottoir et devant chaque mur, la
présence d’un policier à l’affût, et que la zone concernée par l’interdiction
serait particulièrement vaste.
Le problème dans cette
affaire, c’est que l’exécutif parisien, au lieu d’aborder les cadenas de
manière rationnelle, le fait sous l’angle de l’amour, mêlant allègrement sphère
privée et espace public. La maire de Paris présentait, lors du conseil de Paris
du 16 juin 2014, Bruno Julliard comme son adjoint chargé de l’amour, celui-ci
se disant chargé de la mission (terrifiante) de réguler les preuves d’amour. Appréhendés
de la sorte, les « cadenas d’amour » deviennent, sur le site internet
de la mairie de Paris, un « épais manteau scintillant ». Ainsi
immunisés, ils ne peuvent plus être interdits : les interdire, ce serait
interdire l’amour, ce que la maire de Paris, qui s’ébroue dans un monde d’amour
et d’eau fraîche, ne peut concevoir (alors qu’il suffirait de les rebaptiser
« cadenas de chasteté » ou « cadenas de censure » pour qu’elle
ordonne leur interdiction dans des cris d’orfraie).
Ce que révèlent surtout la
bienveillance de l’exécutif parisien à l’égard des cadenas et sa volonté de
leur trouver une alternative, comme s’il était désormais acquis qu’attester de
son amour dans l’espace public était un droit imprescriptible, c’est son inaptitude
à la transcendance et à l’humilité.
Car la pose d’un cadenas, la
projection d’un message ou la fixation d’un ruban témoignent d’une manie
participative incapable de se satisfaire du magistère et de l’universalité d’un
lieu ; d’une célébration puérile du moi refusant l’humilité devant ce qui le
dépasse.
L’adjoint chargé de l’amour,
qui veut que Paris reste la ville de l’amour, ne conçoit pas qu’elle l’est sans
doute parce qu’elle offre un cadre magnifique, propice à ce que chacun y
projette, au sens figuré, ses sentiments. Il admet que cet espace soit défiguré
de « preuves d’amour » individuelles, qu’il soit privatisé par
certains au détriment des autres. Car comment s’émouvoir au milieu de
« Gégé et Dominique pour l’éternité », « I love my Carol »
ou « 人生の間の恋子 とヨーコ » ?
Comment concevoir qu’un espace où s’exhibent des histoires personnelles,
qu’elles prennent la forme de cadenas, de messages ou de rubans, puisse être le
réceptacle poétique de la sienne ?
L’affaire des cadenas
illustre, pour reprendre la formule de Céline sur l’amour dont il dit que c’est
« l’infini mis à la portée des caniches », que les caniches se
prennent désormais pour l’infini et le confondent avec leurs aboiements, avec
l’assentiment de la mairie de Paris.